Ces femmes qui font vivre nos sinagots : portraits de passeuses de patrimoine maritime

Dans le paysage maritime du Golfe du Morbihan, les sinagots dessinent leurs voiles oranges caractéristiques, témoins d’un riche patrimoine préservé par l’association Les Amis du Sinagot. Si la mer a longtemps été considérée comme un domaine masculin, les femmes y ont toujours joué un rôle essentiel, souvent dans l’ombre. Aujourd’hui, au sein de notre association, elles prennent une place croissante dans la préservation et la transmission de ce patrimoine maritime unique.

Les femmes et les sinagots : une histoire méconnue

Si aujourd’hui les femmes trouvent progressivement leur place au sein des Amis du Sinagot, leur lien avec ces bateaux traditionnels remonte aux origines de la pêche dans le Golfe du Morbihan. Dès l’âge de 14 ans, les jeunes femmes de Séné (les sinagotes) embarquaient parfois comme matelots non déclarés sur les sinagots familiaux. Bien que l’administration maritime l’interdise officiellement, elle fermait souvent les yeux sur cette pratique, reconnaissant la précarité des familles de pêcheurs.

Les sinagotes jouaient un rôle crucial dans l’économie maritime locale : vente du poisson à la poissonnerie de Vannes, pêche aux coquillages en plate entre amies sur les îles du golfe, service de passeur entre Conleau et Belle-Vue. Cette polyvalence témoigne de leur importance dans le tissu social et économique de la communauté maritime de Séné.

Femme à bord du Liberté 1900-1919
Femme à bord du Liberté début XXème
Femme sur sinagot début XXème
1928 - Penerf à bord de l'Abbé de l'Epée (1914)
1949 - drague des huîtres à Penerf - cinémathèque de Bretagne
Halle aux poissons - Vannes

Des chemins différents, une même passion

Pour Nathalie Poulmarc’h, nouvelle administratrice depuis janvier 2024, les sinagots représentent l’aboutissement d’une longue histoire d’amour avec la voile. « J’ai toujours fait de la voile. Pendant toute ma carrière parisienne, je multipliais les stages aux Glénans pendant mes vacances, et même un stage sur le BELEM. » Quelques années avant sa retraite en 2020, elle s’installe à Vannes et découvre les Amis du Sinagot lors du forum des associations en 1997.

Son intégration se fait progressivement : « Au début, j’allais juste aux réunions mensuelles pendant trois ans et j’ai participé à l’atelier de chant pour m’intégrer dans l’association. » Puis vient le temps du permis bateau – « cadeau de mes 60 ans ! » – et de la formation d’équipier qu’elle suit avec une « bonne bande » d’apprentis marins. « L’entraide était super cool, l’intégration se fait toute seule en faisant des navigations, on rencontre plein de gens d’horizons différents, c’est très enrichissant. »

Issue de l’enseignement supérieur, elle met aujourd’hui ses compétences en bureautique au service de l’association. « Je m’occupe des fichiers d’adhérents, de la préparation des fêtes, tout ce qui est bureautique. Le moteur diesel, ce n’est pas mon truc, mais les tableaux Excel, ça me connaît ! »

Nathalie à la barre de Joli Vent
Avec le groupe de chant des ADS aux journées du Patrimoine à Port Anna
Nathalie, Carmen et Pierre sur Les Trois Frères novembre 2024
Nathalie et Carmen à l'ouvrage sur Les Trois Frères
Nathalie équipière sur la plate du Mab Er Guip

Pour Frédérique, ancienne infirmière en psychiatrie, c’est une sortie thérapeutique qui l’a conduite aux sinagots il y a onze ans. Si les patients ont cessé de venir, elle est restée, conquise par l’ambiance. « J’ai tout de suite aimé la convivialité, partager des choses. Je vivais seule en appartement alors, être au grand air et partager avec les autres adhérents, j’ai apprécié ! Par contre, je n’ai jamais passé le permis bateau pour être équipière, même si je faisais du bateau avant. »

Responsable de la commission peinture, elle coordonne les travaux d’entretien des bateaux : « Je gère les équipes, le matériel, l’outillage. C’est un peu à moi de leur trouver du boulot quand ils viennent. » Un rôle essentiel qu’elle a appris sur le terrain : « Je n’y connaissais pas grand-chose au début, mais maintenant je gère. J’ai appris les termes de bateau avec le chantier du Guip, les copains qui connaissent… »

Ce que Frédérique oublie de dire, c’est qu’on ne s’ennuie pas avec elle lors des sorties en sinagot : elle est capable de faire chanter tout le bateau et apporte même parfois son accordéon pour le plaisir de tous.

Frédérique sur le Mab lors de la journée de nettoyage à Ilur - mai 2024
Le tannage de voile en équipe
Fred au tannage de voile pendant la fête du retour de chantier du Les Trois Frères
Lors du chantier de rénovation de Les Trois Frères au chantier du Guip
Frédérique accompagnée des bénévoles à la Villeneuve pour la peinture d'une plate

Des sinagots de famille aux réparations de voiles

Carmen Martinez incarne la transmission familiale du patrimoine maritime. « Mon grand-père pêchait en sinagot à Port Anna, il a eu deux sinagots successifs qu’il avait fait construire (le “Léonie ma chère” et le “Fleur de M’Amie”). » En 2004, cherchant à retrouver la trace des bateaux de son aïeul, elle pousse la porte de l’association.

Devenue experte en matelotage, elle est aujourd’hui un pilier de l’entretien des gréements. « Quand il y a une petite déchirure sur une voile, c’est moi qui la répare. J’ai observé la voilière de Questembert et j’ai reproduit ses gestes. » Elle crée même des objets pour la boutique de l’association en recyclant d’anciens matériaux maritimes.

Carmen répare une voile
Patte à cosse
Patte en 3
Recyclage de flotteurs par Carmen

Son parcours n’a pas toujours été simple : « Au début c’est un peu chasse gardée, faut y aller à petits pas, mais quand on a vu que je me débrouillais, on m’a laissé faire. » Adhérente à l’association depuis 20 ans, elle est une équipière chevronnée et participe à de nombreuses sorties.
Elle se souvient avec humour d’une anecdote particulière : « J’ai eu des passagers clandestins sur le bateau ! Un couple qui s’était trompé de quai à Port Blanc s’est retrouvé embarqué pour une journée complète avec nous, entre musique, danse et cochonnaille. Une journée sûrement plus mémorable que leur projet initial de visite à l’île aux Moines ! »

Carmen à la barre du Les Trois Frères et Nathalie à la plate (déc 2024)
Carmen, Nathalie et Frédérique en action
Portant le drisse de Taillevent de Joli Vent
Retour pluvieux à la barre de Joli Vent

De spectatrice à actrice du patrimoine maritime

Le parcours de Michèle Gellé illustre comment la fascination peut mener à un engagement profond. « J’ai toujours vu les sinagots naviguer sur le Golfe, je trouvais cela magique. Je ne savais pas qu’on pouvait naviguer dessus. » Après avoir découvert l’association en 2020, elle et son mari Pierre s’engagent d’abord pour soutenir la préservation du patrimoine. « L’adhésion était modique, c’était notre contribution au patrimoine. »
Rapidement, Michèle multiplie les engagements : équipière et co-responsable de la boutique. « Je suis plus active sur la boutique et si je n’y étais pas, je naviguerais plus, » confie-t-elle en souriant. Il faut dire qu’elle travaille à temps plein mais elle est heureuse de réussir à dégager du temps pour les sinagots et l’association.

Sa plus grande fierté ? « Être équipière sur les sinagots. Pouvoir naviguer, c’est une satisfaction personnelle, je suis fière de naviguer sur ces beaux voiliers.« 
Ses souvenirs les plus marquants témoignent de la magie des lieux : « En formation, on s’est arrêté sur l’île Godec. J’adore aller sur une île où on ne va jamais. On s’est arrêté pour pique-niquer, il faisait super beau et le lieu était unique pour moi, les moutons sont venus nous voir. C’était charmant. » Une anecdote qui illustre bien ces moments privilégiés que permettent les sinagots.

Mouton d'Ouessant à l'île Godec
Stand boutique à la fête des 2 cales
Michèle, équipière sur la plate de Joli Vent
A la barre du Mab avec Les Trois Frères à ses trousses
Michèle et Michel hissent la voile
Belle équipe du stand boutique pour le marché de Noel à Vannes - décembre 2024

Une pionnière de la mémoire maritime

Patricia Aulard représente la mémoire vivante de l’association. Son histoire avec les sinagots commence de manière unique : alors qu’elle attend son troisième enfant à Pacé, cette historienne de formation, institutrice de métier, et passionnée de voile décide de reprendre ses études.

« Je me suis dit que j’allais reprendre mes études d’histoire. J’ai voulu écrire un mémoire universitaire sur les bateaux traditionnels, un sujet qui me plaît vraiment. » C’est ainsi qu’elle découvre l’association en 1989 et rencontre Yann, déjà responsable des archives de l’association, qui l’aide dans ses recherches sur les sinagots.
Sa formation maritime est particulièrement solide : « Aux Glénans, c’était une formation de professionnels, j’étais chef de bord. J’ai été aussi chef de base et monitrice de voile sur différentes bases nautiques. » Cette expertise nautique, couplée à sa formation d’historienne et son métier d’institutrice, fait d’elle une passeuse passionnée du patrimoine maritime.

« Pour moi, la conservation des bateaux traditionnels et la transmission aux jeunes générations, c’est un moteur, c’est très important, » souligne-t-elle. C’est donc naturellement, après son arrivée à Vannes, qu’elle adhère à l’association Les Amis du sinagot en 1998.

« Ma première sortie sur Les Trois Frères, c’était avec Rozenn Hervé, une jeune femme chef de bord très bonne navigatrice. Elle avait environ 25 ans, c’était une sinagote. Il n’y avait que des jeunes, tous un peu issus du lycée Lesage. Ça contraste avec aujourd’hui – essentiellement des retraités ! »

La jeune Rozenn Hervé chef de bord sur Les Trois Frères (2005)
Article sur Rozenn, une autre pionnière passionnée de patrimoine maritime (2010)

Au fil des années, son engagement dans l’association prend de multiples formes : équipière, membre du bureau et du CA pendant de nombreuses années, conférencière sur l’histoire maritime.
Aujourd’hui, Patricia se lance dans un nouveau projet : recueillir les souvenirs et anecdotes des membres de l’association. Un livre de mémoire qui racontera les navigations, les travaux, les moments de convivialité, pour que ces précieux témoignages du patrimoine vivant ne se perdent pas.

Patricia équipière aux ADS, à la barre de Joli Vent en 2016
Patricia sur son voilier en aout 2020
Transmission aux écoliers de Séné dans le cadre des Aires Maritimes Educatives

Une femme à la barre

Au sein des Amis du Sinagot, Pierrette Fardel marque l’histoire en devenant cheffe de bord en 2023, renouant avec une tradition presque oubliée depuis Rozenn à la fin des années 90.

Son histoire avec ces bateaux traditionnels est particulière : son compagnon Jean-Luc avait possédé le Joli Vent pendant quinze ans, et c’est en découvrant que l’association avait retrouvé et restauré ce sinagot qu’elle rejoint l’aventure en 2008.
Fille de sémaphoriste et ancienne monitrice de voile à Antibes, le parcours de cette morbihannaise d’origine est intimement lié à la mer.

Elle s’est progressivement investie dans l’association et formée au poste d’équipière, du réglage des voiles à la manipulation de la prame.

« Barrer un sinagot, c’est un pied incroyable ! » s’enthousiasme-t-elle. « Quand j’ai été nommée cheffe de bord en 2023, c’était un nouveau défi, pas facile, mais j’étais soutenue par certains anciens qui avaient confiance en mes compétences. »

Un plaisir qui se renouvelle à chaque sortie, tant la navigation dans le Golfe du Morbihan, avec ses courants, ses fonds et son balisage spécifique, demande une attention et une technique particulières.

Son engagement dans l’association prend de multiples formes. Membre du Conseil d’Administration, elle a également occupé le poste de secrétaire adjointe sous plusieurs présidences. Depuis plusieurs années, elle s’occupe aussi de l’archivage des photos, un travail minutieux pour préserver la mémoire visuelle de l’association.
Ses souvenirs les plus joyeux témoignent de l’esprit festif qui règne parfois à bord : « La sortie qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est celle en 2024 où les hommes se sont déguisés en femmes et les femmes en pirates. C’était hyper marrant, on a bien ri et la journée était géniale à deux sinagots. » Son souhait ? « Faire de chaque sortie une fête ! Il faut que les adhérents s’impliquent, proposent des thèmes, que ça rende la sortie particulière, pas seulement poser ses fesses sur le bateau. »

Pierrette à la barre de Joli Vent
A la barre du Mab Er Guip en juin 2022
Pierrette avec un enfant à la barre lors d'une sortie estivale avec l'UCPA
Pendant la semaine du Golfe en 2019
Sortie femmes (hommes) et pirates (femmes) en septembre 2024

La convivialité comme moteur

L’esprit de camaraderie ressort particulièrement des souvenirs partagés, notamment à travers ces moments de complicité entre adhérentes. Carmen se rappelle avec nostalgie : « Il y a 10-15 ans, avec les filles de l’asso, Patricia, Joëlle, Pierrette, on se faisait des balades entre filles à Houat et Hoëdic, en dehors des sinagots. On partait 2-3 jours. » Ces escapades, au-delà du plaisir de naviguer ensemble, ont tissé des liens solides entre ces femmes passionnées.
Cette solidarité s’accompagne aussi d’une reconnaissance croissante des compétences de chacune. Michèle en témoigne avec humour : « C’est rigolo car au début, Pierre étant dans l’asso déjà formé en tant qu’équipier, il était plus connu que moi. Mais rapidement, en étant co-responsable de la commission boutique et en devenant moi aussi équipière, les adhérents qui nous rencontraient au début en tant que ‘la femme de Pierre’, c’est lui qui est devenu ‘le mari de Michèle’ ! » Une anecdote qui illustre bien comment l’engagement et les compétences permettent à chacun de trouver sa place au sein de l’association.

Les croisières entre copines sur le voilier de Patricia (2011)
Patricia et Pierrette (2011)
Des moments de convivialité en sinagot
Miss sinagot 2022 et ses équipières Carmen, Nathalie et Pierrette

Naviguer ensemble vers l’avenir

Aujourd’hui, les Amis du Sinagot illustrent parfaitement comment la passion du patrimoine maritime transcende les genres. Chacun y apporte ses compétences et sa sensibilité : Nathalie gère les fichiers d’adhérents, Frédérique coordonne les travaux de peinture, Carmen excelle en matelotage, Pierrette barre avec passion, Michèle anime la boutique et Patricia préserve la mémoire de l’association. Autant de rôles complémentaires qui enrichissent la vie de l’association.
« Les hommes et les femmes de cette association partagent le même plaisir de naviguer, de faire vivre les bateaux, et c’est cette passion commune qui crée cette belle convivialité, » résume Patricia. Une vision partagée par tous les membres qui, ensemble, écrivent l’histoire vivante des sinagots.
Comme le souligne Pierrette avec optimisme : « Je suis très optimiste sur les perspectives d’arrivées des femmes équipières et même de futures cheffes de bord. » Un avenir prometteur pour la transmission de ce patrimoine maritime exceptionnel, qui ne pourra que s’enrichir de cette mixité croissante.
Car comme le rappelle Carmen : « Si vous décidez de vous investir, il faut être assidu. Si vous ne connaissez pas, il faut chercher à connaître l’histoire de ces bateaux. C’est le secret pour avoir envie de s’investir. » Un message qui résonne particulièrement alors que l’association continue d’accueillir de nouvelles générations de passionnés du patrimoine maritime.

Une note en conclusion

Cet article n’a pu évoquer que quelques-uns des nombreux visages féminins qui font vivre notre association. D’autres femmes s’investissent quotidiennement dans la préservation et l’animation de ce patrimoine maritime unique. Un grand merci à toutes ces bénévoles, et à l’ensemble des 130 membres actifs des Amis du Sinagot qui, par leur engagement et leur passion partagée, permettent à nos sinagots de continuer à sillonner le Golfe du Morbihan.

Les femmes à l'équipage sur la plate de Joli Vent : Carmen, Nathalie, Danièle A, Pierrette, Danielle M., Michèle
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